La franchise à l’heure du phygital

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L’image de l’expert Michel Kahn est forte et savoureuse : « Quand les franchiseurs viennent se plaindre de l’assaut des grandes centrales mondiales de distribution type Amazon, au nom d’une forme de concurrence déloyale, je leur répète : “Mais quelle est votre spécificité, à vous, face à Amazon ?” Leur faire dire qu’ils conservent l’avantage du magasin physique, où les gens entrent, voient, écoutent et achètent, n’est pas gagné. Pendant ce temps, Amazon s’est posé la question et y a répondu : le vendeur en ligne crée des magasins physiques et multiplie l’ouverture de chaînes de magasins ! »
Nous sommes au cœur de la mutation, le phénomène phygital (pour physique + digital) ou, comme le suggère Franchise & Concept(s) au nom du bon français, le « phymérique » (physique + numérique). La distribution commerciale en magasin doit se donner les avantages de l’achat en ligne dès lors que les vendeurs en ligne se donnent le bonus du point de vente physique.
Et nous sommes loin bien sûr du simple site vitrine du commerce du coin de la rue.
C’est en 2013 que naît cette notion de stratégie marketing qui consiste à marier digital et magasin physique. Il faut désormais inciter les consommateurs à revenir dans les magasins. Exemple emblématique de cette adaptation, les drives des grandes surfaces. Fatigué(e) d’arpenter mes allées ? Commande en ligne et viens chercher !
Mais comme le souligne Michel Kahn, « on rêve » : en France, 50 % des commerçants n’ont pas même mis en place de site Web… Si le chausseur, le crémier, le boulanger indépendants vont résister – un temps – parce que les chalands poussent toujours leur porte, ces mêmes commerçants seront dans l’avenir proche confrontés à une clientèle de millenials pour qui payer un croissant sur leur smartphone et passer le prendre tout chaud sans file d’attente va déjà de soi. Les images chères à Michel Kahn s’imposent : « La génération Z fait avancer la caravelle du commerce qui a quitté la sûreté des côtes… »

Prise de conscience à vitesse variable

Or les franchiseurs disposent d’un atout par rapport aux vendeurs d’équipement indépendants : ils sont têtes de réseaux, autrement dit leur « job » est de penser la mutation, concevoir le coup d’avance qui va propulser leurs affiliés, partenaires, franchisés dans cette vision « phygitale » des expériences nouvelles d’achat. Au passage, c’est la remise en cause d’une disposition fondamentale du contrat de franchise qui risque de ne plus s’appliquer, avec toutes les conséquences contentieuses qui pourraient submerger les tribunaux : la clause de l’exclusivité territoriale des gérants. Que vaut-elle si le magasin franchisé s’aperçoit soudain que sa tête de réseau vend impunément en ligne dans sa zone de chalandise ?
C’est ce qui a failli arriver il y a un temps chez le chocolatier Jeff de Bruges comme le raconte Laurent Delafontaine, membre du collège des experts de la FFF et associé au sein d’Axe Réseaux – et chroniqueur de Franchise & Concept(s) : les franchisés du chocolatier s’étaient « émus » de leur manque à gagner. « La tête de réseau s’est très vite structurée en accord avec ses membres, au prix d’une démarche virile », se souvient Laurent Delafontaine pour lequel, pourtant, les scénarios sont sur la table : en cas de vente « numérique » au détriment d’un franchisé, faut-il lui rétrocéder la marge, faut-il lui opposer l’argument que la vente est passée par un autre canal ? « Il vaudra mieux introduire les franchisés dans le dispositif phygital », prône le consultant, qui met en avant le caractère trop récent de la mutation pour que l’on s’étonne que le débat ne soit pas tranché. « Il se manifeste depuis trois ans à peine, le modèle se construit, même si, c’est vrai, des pionniers franchiseurs comme Darty ou la Fnac ont déjà largement amorcé le virage phygital. »
Mais récente ou pas, pareille transition ne semble pas avoir encore affolé le monde de la franchise. « Seule une enseigne sur deux se développant en franchise a mis en place une stratégie de distribution en multicanal, reliant Internet au réseau de distribution physique. Pourtant, les consommateurs en sont toujours plus demandeurs », constatait il y a peu Les Échos sur le ton de la mise en garde. Cette proportion d’une enseigne sur deux passée au multicanal semble validée à travers la 14e enquête annuelle que Banque Populaire et la Fédération française de la franchise consacrent au commerce organisé : 46 % des franchiseurs développent une stratégie de distribution de type multicanal, vente en ligne à la clé, mais « 9 sur 10 ont mis en place un dispositif de “Web to store”, ce qui illustre bien la maturité de la franchise sur le sujet », se rassure Florence Soubeyran, responsable franchise et commerce associé Banque Populaire, citée par Le Nouvel Économiste. Maturité ? Encore une affaire de verre à moitié vide ou à moitié rempli. « Le monde de la franchise en France n’est pas si en retard que ça », opine Laurent Delafontaine, adepte du « moitié rempli », encore sous le coup d’une expérience personnelle vécue aux États-Unis. Ce jour-là, à proximité d’un magasin Nike, son smartphone grésille en liaison bluetooth. Le magasin lui rappelle qu’à telle date, il avait surfé et cherché un modèle dont la taille n’était pas disponible. Il est informé que Steve l’attend s’il entre dans la boutique. Ce qu’il fait. En chair et en os, ledit Steve le repère et lui confirme la dispo du modèle. Laurent aura encore le choix de ne pas acheter, de se faire livrer ou de repartir avec la paire sous le bras…

Têtes de réseau : inventer son modèle, mais vite !

À ce petit jeu des Anciens et des Modernes, il va de soi que les jeunes enseignes, nées sous le signe du Web, partent avec une avance phygitale. Du côté des réseaux anciens, la transition exigera la mise en place de process sans doute inspirés par des compétences « numériques » à recruter au sein de la tête de réseau. Mais il faudra toujours « motiver, fédérer les franchisés », insiste Michel Kahn dont la vision prospective donne le tournis. Pour lui, aller au-devant du client, c’est physique, « pas seulement dans le magasin ». Il voit des trucks­, des magasins mobiles, des « barges roulantes » de 90 m2, des pop-up stores, ces magasins éphémères à l’image des corners dans les grands magasins, espaces fixes ou temporaires, des installations dans les stations de sports d’hiver, à la plage, dans les hôtels, autour des caisses – à l’image des chocolats Godiva –, les trains, les avions, les gares, autant de points de vente « phygitaux » qui parlent une novlangue, l’Atawadac (comprenez AnyTime, AnyWhere, AnyDevice, AnyContent, inutile de traduire).
À force de prendre une longueur d’avance, le sage de la profession établit une différence de rythme entre les formes mêmes de la franchise dont il n’oublie jamais de rappeler que si le mot « franchise » est générique, les formes de commerce associé qui en composent la mosaïque n’avancent pas à la même vitesse. À ses yeux, la franchise simple – duplication à l’identique d’un modèle – accuse son déficit de numérisation. Ce qui n’est pas le cas de la forme coopérative, en pointe de la transition, suivie de près par le partenariat. Illustration : une franchise McDo pilotée depuis les États-Unis et un Système U franchouillard où le commerçant affilié parle à sa proximité et sait s’adapter. On connaît sa démonstration : désormais, 80 % du commerce organisé ne relèvent plus de la « franchise » stricto sensu mais des autres formes du commerce organisé.
À cet égard, l’exemple de Bureau Vallée est révélateur, dans le sens positif. Après avoir installé en ligne son catalogue à partir de 2011, ce sont 100 000 références qui sont aujourd’hui accessibles, mais non pas achetables en ligne. L’enseigne a opté pour le click and collect, avec mise à disposition en deux heures dans le magasin choisi par le client. Avantage : une gestion de stock temps réel, mais la préservation de l’activité des franchisés. Il aura quand même fallu plusieurs années pour aboutir à un modèle qui montre des retombées significatives sur le chiffre d’affaires. La tête de réseau supporte en l’occurrence toute la responsabilité logistique d’un site qui ne doit jamais connaître de panne. Cité par Le Nouvel Économiste, le président du directoire d’Emova Group (Monceau Fleurs), Bruno Blaser, a lui aussi pris ses responsabilités en déterminant une stratégie d’e-commerce qui rompe avec les intermédiaires traditionnels de la livraison pour se réapproprier « l’évolution des usages ». Dans le modèle du fleuriste, « le magasin se transforme en petite unité de production locale » à partir d’une centrale d’achat. Si l’article choisi n’est pas sur place, la centrale prend le relais, avec compensation à la clé pour le franchisé.

Evioo : les tribulations d’un opticien clairvoyant

Tous les modèles phygitaux se testent, s’affinent, s’inventent.
L’histoire inachevée d’Evioo, l’opticien en ligne grenoblois, a de quoi illustrer la délicate mise au point d’un modèle qui allie la prévente en ligne et le « drive to store » indispensable pour l’achat de lunettes et leur mise au point.
Philippe Wargnier au parcours éloquent (Cadbury Schweppes, Extrapole/Virgin, Go Sport et ex-président cofondateur de Spartoo.com – chaussures et vêtements) tente d’associer dès 2012 Internet au magasin physique. Son premier modèle commercial est prometteur : en ligne, le client « préchoisit » jusqu’à dix montures. Sur place, à Grenoble, en boutique, il finalise son choix. Avec l’entière liberté, au vu de l’ensemble des collections, de repartir avec un modèle qu’il n’avait pas sélectionné en ligne. Philippe Wargnier constate que dans 95 % des cas, c’est quand même une monture repérée parmi les dix qu’il choisit. Evioo est alors fondé à proposer son modèle aux opticiens sous la forme d’un drive to store efficace. Mais non. Le concept ne décolle pas.
« Je passe un jour devant un Grand Optical, raconte ce sexagénaire créateur, imaginatif comme un startupeur, et je me figure le stock monstrueux que cette enseigne doit gérer. Je pense alors qu’un outil de vente interactif, qui pourrait s’installer à peu près n’importe où, serait la réponse phygitale parfaite. » Il conçoit alors l’outil rêvé : face à un grand écran de 42 pouces, le client voit son visage scanné. Il va devenir en un instant son propre modèle. Un questionnaire rapide (genre, âge, etc.) va affiner la recherche de monture, puis un autre questionnaire, ludique, bâtit un portrait « stylistique » de la personne. Se lance alors un moteur de recherche multicritère et autoapprenant. Sur l’écran, le client apparaît en mosaïque chaussé des montures que le système a calculées en tenant compte de tout ce qu’il “sait”. Sélection de neuf modèles, puis neuf autres au besoin sur 100 marques, 5 000 modèles…
Une fois chez l’opticien, commencera alors le choix des verres.
L’idée est proprement géniale. Philippe Wargnier entame une démarche de franchiseur avec l’intention de multiplier les petites surfaces ou les corners – donc de coût limité – dans lesquels des franchisés installeraient le fameux écran. Il y renonce très vite. Sa petite structure Evioo n’est pas adaptée. Mais tout en poursuivant le développement de son implantation à Grenoble, il prend conscience que son concept est déclinable partout auprès des vendeurs d’équipements, en… marque blanche. Une forme de licence de marque. Sa vision du phygital repose sur quelques points clés :
• Replacer le client au centre du processus en déterminant ce qu’il veut vraiment.
• Au prix d’une formation, créer un vendeur « augmenté » à même de guider un client très informé.
• Améliorer la rentabilité des magasins physiques avec un choix élargi mais un stock limité, sur une petite surface peu coûteuse à partir de 5 m2.
• Instituer de nouveaux concepts de magasins à faible coût et à faible ticket d’entrée.
Pour Philippe Wargnier, persuadé de l’impact de son modèle, le phygital s’appliquera au bricolage, au choix de literie, à celui du vin et à bien d’autres magasins aux « ventes complexes ».
Il sera passionnant de suivre l’accélération de tout un commerce que dominera inévitablement une forme ou une autre de « franchise ». Au nom du numérique.

Olivier Magnan

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