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Attention, ce que vous allez lire sous forme d’analyse très théorique en guise de réponse à la question fondamentale de la sélection d’un réseau, doit-on se fier à un réseau qui cartonne, exige concentration et réflexion. Nous plongeons là dans les découvertes d’un homme qui aura passé sa vie professionnelle à comprendre les causes des échecs et des réussites de cette forme de commerce organisé que sont la franchise et ses déclinaisons. Pages à conserver et à méditer !
87 ans, dont 50 années consacrées à la franchise, qu’il a pratiquement créée en France, au tournant des années 1970. Charles Géraud Seroude est un sage de la profession. L’un de ses experts créateurs. Donc adulé et honni. Mais toujours écouté. Quand lui est posée cette simple question, doit-on se fier aux réseaux qui cartonnent ? l’homme aux cheveux blancs s’en empare avec la passion de l’entrepreneur de 25 ans qu’il était, master de management à Stanford en poche, créateur aux États-Unis de l’Essec américaine. Il découvre alors outre-Atlantique le franchising et le « Sloane Program » qui l’enseigne aux dirigeants.
Loin des réponses de terrain des cabinets et autres conseils, notre interlocuteur – qui a mené plus de 200 audits de franchises détériorées – transforme d’abord la question initiale : « Pourquoi certaines franchises qui “cartonnent” disparaissent-elles brusquement ? » Et ce qu’il révèle s’apparente alors à une série de « formules », de « lois fondamentales » qu’il n’a presque jamais exposées jusqu’alors dans le détail.
Sous la forme d’une longue réponse que nous avons choisi de transcrire à la première personne en la synthétisant au mieux, Charles Géraud Seroude s’adresse aux têtes et aux membres de réseaux, aux aspirants franchisés. Sa pensée analytique va parfois sembler complexe. À nos yeux, c’est un gage d’efficacité pédagogique digne d’un manuel théorique qu’il reste à écrire…
Le mémo inédit d’un pilote de concept réussi
Charles Seroude : J’ai mis longtemps à découvrir ce que je crois maintenant être les causes interconnectées, auto-aggravantes et auto-accélératrices d’un concept à succès que des franchisés ne parviendront pas à reproduire. Il y a l’original et sa “copie”, susceptible de ne pas fonctionner.
L’expérience m’a donné les clés des causes des échecs et des réussites. Une franchise va « cartonner » si le concept est commercialement attractif. Mais il est difficile de la faire durer.
Premier constat : ce n’est pas par le contrat qu’il faut commencer. Mais un pilote pour démontrer que le concept est bon. Et pour y parvenir, il faut qu’il soit :
3A DS MRT F
Traduction :
3A : le pilote doit être avéré, qu’il existe. Attractif, il doit attirer les franchisés. Abouti, il faut connaître les fondements de l’attractivité.
DS : différencié des concepts similaires ou semblables. Et suffisamment différencié pour être identifiable.
S : spécialisé. Un concept valable doit créer une niche de marché, notion mal ou peu enseignée en France : dans quel marché se trouve-t-on et pourquoi cette niche rencontre-t-elle le succès ? Souvent, créer une franchise, c’est créer une telle niche, nouvelle par essence.
M : modélisé. Un cahier des charges très précis explique la marche à suivre (gestion, critères, marché, 10 composantes du concept…). 90 % des franchises en France ne sont pas modélisées, contrairement à l’approche américaine.
R : reproductible. Il s’agit de reproduire la réussite à travers une autre organisation. Exemple : j’ai dressé le concept de reproductibilité du Drugstore des Champs-Élysées, à l’époque, pour son créateur, le publiciste Marcel Bleustein-Blanchet. Je lui assène que le concept n’est pas reproductible. Bleustein s’étrangle : j’en ai créé un en haut des Champs, un autre au Rond-Point, un troisième à Saint-Germain-des-Prés ! Oui, mais hors celui de l’Étoile, qui « cartonne », les deux autres sont en perte, lui dis-je. Ils sont mal gérés, tranche mon client. Non, Monsieur, c’est parce que les caractéristiques de localisation et de zonification sont fondamentales. La zonification de l’Étoile est unique au monde. B-B ne m’a pas cru. Il a connu deux échecs à Madrid et Milan… Et le Drugstore des Champs-Élysées reste un concept non reproductible.
Cette reproductivité sera en outre multiple et en nombre suffisant. Sinon, le concept n’est pas franchisable.
F : fractionnable, en territoires d’exclusivité. À définir à l’aide d’une étude de marché précise, rarement menée. Ses résultats sont significatifs : à moins de vingt zones, montez des succursales.
Les 5 métiers du franchiseur
J’ai lancé à une époque, avec un partenaire de qualité, une franchise de conseiller financier spécialisé auprès des professionnels de santé. Rapidement, 10, 20, 30 puis 50 franchisés fidèles au concept très défini se sont installés. Mais le manager de réseau associé qui a imposé sa vision du développement a emmené l’entreprise au dépôt de bilan en raison d’une diversification malheureuse de produits financiers. Faillite rapide. J’ai découvert, à la lumière de cet échec, que le fonctionnement d’une franchise est très différent de celui d’une société ordinaire…
Le franchiseur n’est lié aux opérateurs de la franchise que par un contrat, devenu tellement important en France que l’on considère que la franchise rime avec ce contrat commercial. C’est une erreur. Et je l’admets d’autant plus volontiers que je fus le premier, dans les années 1970, à considérer la franchise comme telle.
Comment les liens entre franchiseur et franchisé fonctionnent-ils, en réalité ?
Un franchiseur pratique cinq métiers.
Il est, primo, un pro du marketing, action et communication. Payé par les royalties du franchisé. Secundo, il est un développeur de franchise. Pas seulement par la vente du contrat, mais avant tout par la formation au concept et l’aide au démarrage. Tertio, une fois que le franchisé est opérationnel, c’est le service animation, promotion et contrôle du réseau qui le prend en mains. Essentiel. Ce service promeut, rend visite aux franchisés, repère les trouvailles positives qu’il transmettra au réseau, comprend le pourquoi d’un défaut éventuel de paiement des royalties et corrige le tir. Quarto, la logistique, l’approvisionnement des franchisés. Une fonction un temps altérée par les décisions européennes qui ont estimé que l’exclusivité de l’approvisionnement (le franchiseur est l’unique fournisseur) et celle du territoire constituaient une distorsion de concurrence. Or ces deux exclusivités sont essentielles, puisque le franchiseur établit des zones de rentabilité et s’engage ou non à n’y pas installer un deuxième franchisé. Je cite l’exemple de Phildar et ses quelque 2 000 franchisés en France avant sa disparition. Attaquée par l’un d’eux qui voulait dénoncer l’exclusivité d’approvisionnement interdite par l’Europe, la marque perd son procès. Décision qui fait immédiatement jurisprudence pour toutes les franchises ! En cause, l’abus possible du franchiseur. J’interviens alors à Bruxelles et propose des solutions pragmatiques : rétablir cette exclusivité sous conditions, d’abord que le franchiseur soit effectivement le créateur et le producteur du produit ou qu’il le sous-traite à des fournisseurs selon un cahier des charges garant de la qualité, ensuite que si le franchisé trouve un fournisseur moins cher mais dont le produit est l’équivalent parfait de celui du franchiseur, celui-ci est tenu d’entrer en pourparlers avec lui. Moyennant ces deux clauses, l’exclusivité d’approvisionnement a alors été rétablie par les instances européennes ! Au passage, l’enseigne E. Leclerc respecte parfaitement ce cadre qui invite ses franchisés à participer à la sélection des fournisseurs… Reste, quinto, la gestion.
La formule que personne ne connaît
Intervient tout aussi fortement le levier financier, notion méconnue en France. Pour recruter un franchisé, il faut engager des dépenses importantes de publicité, de sélection, de formation (souvent plusieurs mois), enfin contrôler l’application efficace de cette formation. Or la franchise fait preuve d’une vertu incomparable : le franchisé s’acquitte d’un droit d’entrée qui, correctement calculé, finance l’ensemble ! La formule de calcul, je l’ai tirée d’un questionnaire adressé à l’époque à 50 franchiseurs américains. Je vous la livre (redevance initiale forfaitaire, RIF, avec droit d’enseigne, exclusivité d’approvisionnement, formation, assistance), sous forme de découverte expérimentale :
k x le rapport du cube du cashflow moyen® d’une franchise sur le carré des investissements du franchisé, où la constante k dépend du métier.
Le coefficient multiplicateur sera négatif ou positif. De même, les royalties qui se calculent en pourcentage du chiffre d’affaires dégagent un montant maximum, 30 % du cashflow. Elle sera trop forte au-delà, insupportable.
Ces chiffres établis vont autofinancer et accélérer un recrutement efficace.
C’est alors qu’intervient le levier financier. Au fur et à mesure que le nombre de franchisés – efficaces – s’accroît, cette fameuse RIF augmente, puisque le cashflow moyen du réseau augmente. La royalties va autofinancer un benchmarking® qui se doit d’être mené en permanence.
Réussite ou échec, les effets de leviers sont exponentiels
Je renoue avec le sujet même de votre titre, Doit-on se fier aux réseaux qui cartonnent…
La notoriété va accélérer le développement du réseau par le jeu des candidats franchisés attirés par l’enseigne… qui « cartonne », comme vous le dites. Mais ces franchisés hypnotisés par le nom de l’enseigne et son succès vont souvent investir sans réfléchir beaucoup, malheureusement. Le franchiseur, lui, va avoir tendance à multiplier ces contrats alléchants, au prix d’une sélection dégradée. Grande faiblesse de la franchise qui se traduit par une incapacité à sélectionner de bons candidats, source d’échec des grands réseaux. Au fur et à mesure que s’alignent les mauvais résultats de franchisés mal sélectionnés, peu aptes à bien mener leur affaire, les leviers financier et marketing passent en négatif et précipitent la chute de l’enseigne.
Illustration : le Crédit Agricole me sollicite à une époque pour définir les leviers, identifiés par des ratios de performance, par lesquels ses conseillers vont évaluer la pertinence d’accorder des prêts à des candidats à la franchise. Or chaque métier (les cinq définis plus haut) compte chacun cinq ratios de performance, soit 25 au total. Chaque métier doit dégager une contribution marginale positive, cumulée dans le 5e métier, moyen de financer le développement. Et vous tenez là la réponse à votre question : les franchises qui « cartonnent » sont-elles fiables ? On ne le sait qu’en vérifiant la rentabilité des franchisés et du franchiseur.
Or, entre tous ces leviers pour chaque métier, s’établissent des interactions dramatiques.
Je prends l’exemple d’un service du développement.
• Les franchisés ont été bien sélectionnés et formés, assistés dans leur démarrage : ils vont réussir grâce au bon concept. Leur réussite s’accumule et construit la notoriété de l’enseigne. D’où la sécurisation des nouveaux franchisés : ils sauront s’ils s’engagent dans une franchise qui durera ou pas, au vu de ratios précis. Exemple : pour 100 de publicité, j’obtiens combien de candidats ? Si le chiffre augmente, le ratio est au vert. S’il diminue, c’est que la notoriété s’effondre.
• Si je sélectionne un franchisé sur dix, la qualité sera meilleure qu’avec un sélectionné sur deux. Un bon ratio sera de l’ordre de 1 sur 5.
• Le ratio de réussite dans la formation : si les QCM finaux se chiffrent par 100 % de réussite, ma formation est forcément trop faible. Défiez-vous d’une enseigne qui annonce de tels scores, elle sélectionne des franchisés médiocres qui, comme une bombe à retardement, vont tenir lors de la survenue des premières difficultés des propos négatifs, voire se réunir en association, prélude à l’échec.
• Les ratios de l’animation (CA du franchisé ramené à la moyenne ou au pilote) comptent un chiffre éloquent : les royalties payées rapportées aux factures émises. Si le ratio est inférieur à 80 %, alerte, car une animation dégradée conduit inéluctablement à des impayés.
• La logistique est à son tour impactée (baisse des achats).
• La rentabilité va passer dans le rouge.
L’accélération des processus est alors effrayante, de nature exponentielle, jusqu’à la faillite.
La franchise, système vertueux
Voilà la quintessence des analyses de Charles Géraud Seroude dont une partie se retrouve dans le livre qu’il a composé avec son ami Thierry Borde, Franchisé gagnant, les outils de votre réussite (Dunod, 2013). Pour la première fois, il a livré l’essentiel de ses « secrets de réussite » à un magazine. Il lui reste à parachever les conseils de bon sens qu’il réserve au candidat à la franchise sous forme de commandements :
• Ce candidat doit mener une enquête. Rencontrer les membres du réseau qu’il cible.
• Il doit observer une règle générale de réussite : ce qui est bon pour le franchiseur doit être bon et même meilleur pour tous les partenaires de la franchise (lire encadré).
Une certitude : non, il ne faut pas se fier aux réseaux qui « cartonnent » sans une enquête minutieuse…
Cashflow : flux de trésorerie d’exploitation
Benchmarking : technique marketing ou de gestion de la qualité qui consiste à étudier et analyser les techniques de gestion, les modes d’organisation des autres entreprises afin de s’en inspirer et d’en tirer le meilleur.
Synthèse menée par Olivier Magnan