Inspecteurs du travail : haro sur Pénicaud

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En cette période tendue, contrôler ou pas ? La ministre freine, les inspecteurs regimbent. Un 1er mai qui grince.

L’inspection du travail fait grise mine. Muriel Pénicaud et son ministère limitent les contrôles au nom de la poursuite de l’activité économique et de la protection des agents. La profession dénonce, elle, des entraves qui vont à l’encontre de ses principes élémentaires.

Le torchon brûle entre Muriel Pénicaud et les inspecteurs du travail. Entre la ministre du Travail et la profession, l’interaction vire aujourd’hui au dialogue de sourd. Dans un contexte de confinement et d’arrêt partiel de l’activité, le conflit s’est cristallisé. Les 15 et les 16 avril ont vu consécutivement un inspecteur du travail de la Marne (51), Anthony Smith, être mis à pied dans le cadre d’une procédure disciplinaire décriée et une plainte contre le gouvernement français déposée auprès de l’Organisation internationale du travail (OIT) par quatre syndicats (CGT, CNT, SUD et FSU). Les voix s’élèvent parmi les agents de contrôle et les syndicats pour dénoncer des entraves à l’exercice de leurs missions et une atteinte à leur caractéristique fondatrice : l’indépendance.
Au gré des réformes et des réorganisations, les gouvernements ont mis à mal cette indépendance des inspecteurs et leur liberté d’initiative et de contrôle, inscrites noir sur blanc dans les textes des conventions internationales ratifiées par la France et dans le Code du travail. À l’instar de la convention 81 de l’OIT de 1947, dont l’article 6 dispose : « Le personnel de l’inspection sera composé de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité dans leur emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue. »

Gérard Filoche, inspecteur du travail de profession et ancien membre du conseil national du Parti socialiste, figure du métier à travers ses livres et ses interventions médiatisées, l’affirme : « Il y a une sorte de contre-révolution administrative, hiérarchique, gouvernementale et politique contre l’indépendance de l’inspection qui a commencé sous Hollande avec la loi Sapin. »

Cette « contre-révolution » s’est notamment traduite par l’instauration d’une hiérarchie s’imposant directement aux agents de contrôle et encadrant leurs activités. Pendant longtemps, les sections d’inspection étaient composées d’un inspecteur, de deux contrôleurs et de deux secrétaires, rattachés à une zone géographique et dont le chef de service était l’inspecteur lui-même. Aujourd’hui, les unités de contrôle rassemblent jusqu’à une dizaine d’agents placés sous l’autorité hiérarchique d’un directeur d’unité, au-dessus des inspecteurs : « Cette hiérarchie a enlevé l’indépendance des inspecteurs, explique Gérard Filoche, ça a commencé en 2013 et ça a été aggravé par la loi El Khomri et par le gouvernement actuel, à chaque fois on touche aux responsabilités de l’inspecteur pour les transmettre à la hiérarchie. »

En soumettant le travail des inspecteurs à une hiérarchie plus présente, le ministère du Travail s’est assuré une mainmise directe et la capacité d’influer sur les suites données aux contrôles. « Il m’est peu arrivé au cours de ma carrière d’avoir des pressions hiérarchiques, mais le jour où mon directeur départemental m’a dit de ne pas poursuivre un patron parce qu’il était président du conseil de prud’hommes, j’ai immédiatement dressé son procès-verbal. Lorsque la hiérarchie intervenait, elle était très mal vue », ajoute l’ancien inspecteur du travail.

En parallèle de la limitation du pouvoir d’initiative des inspecteurs, leur nombre s’est tassé. « Il n’y a pas assez d’effectifs, il y a moins de 2 000 agents de contrôle pour 18 millions de salariés. En temps normal, un employeur a peu de chances de se faire contrôler », regrette Julien Boeldieu, secrétaire général de la CGT-inspection du travail. De son côté, pendant que les syndicats dénoncent des baisses d’effectifs, le ministère du Travail affirme que les effectifs se maintiennent. En 2017, selon le rapport de l’Inspection du travail édition 2019, il y avait 2 016 agents de contrôle (inspecteurs et contrôleurs), contre 2 251 en 2016. Depuis 2017, Muriel Pénicaud s’attire les foudres des agents et les dénonciations de pressions du ministère se multiplient

Une inspection fragilisée
Gérard Filoche ne mâche pas ses mots : « Muriel Pénicaud est une ennemie de l’inspection du travail. » En cette période de crise sanitaire et de confinement, le dialogue entre la ministre et les représentants syndicaux de l’inspection se montre plus que jamais explosif. Julien Boeldieu le dit clairement, « notre liberté nous est refusée, le ministère du Travail exige qu’avant tout contrôle l’inspecteur sollicite l’accord de sa hiérarchie et prenne contact au préalable avec l’entreprise. » Au nom de la situation économique et sanitaire exceptionnelle et de la protection de ses agents, le ministère se réserve donc le droit de refuser des initiatives de contrôle. Et le contact préalable « prive tout l’effet de surprise du contrôle inopiné », ajoute le membre de la CGT.

Selon les syndicats, les pressions actuelles ne se limitent pas à une limitation des contrôles, comme l’illustre Pierre Mériaux, représentant FSU au ministère du Travail : « Il y a une boîte mail externe pour que les agents nous signalent les pressions, on a récolté plus de 50 témoignages, d’un coup de fil plus ou moins amical de la hiérarchie jusqu’à des menaces de suspension immédiate. »

La justification du ministère du Travail est toute trouvée : la protection de ses personnels. « C’est difficile de riposter face à cet argument, mais en vérité, si les salariés travaillent, pourquoi l’inspection du travail ne pourrait-elle pas contrôler ceux qui les font travailler ? » s’interroge Gérard Filoche. Certes, la situation actuelle est exceptionnelle et le maintien de l’activité des entreprises est essentiel pour l’économie et l’emploi, mais ces mesures restrictives ne doivent pas se faire au détriment du droit du travail et du respect de ses préceptes. L’ancien inspecteur du travail dénonce : « La philosophie de Muriel Pénicaud, c’est “faites confiance aux patrons, ne les gênez pas”. Elle met en cause les principes fondamentaux d’un siècle du droit du travail et le patron devient juge et partie, partie pour ce qui est de l’obligation d’assurer la sécurité de ses salariés et juge pour la façon dont il applique ces obligations. »

Colère syndicale
« Il y a un grave risque d’atteinte à notre autonomie de fonctionnement, qui est une garantie pour les salariés qu’on ne va pas exposer leur santé à des pressions politiques ou à des impératifs de gestion. On ne lâchera pas le combat sur la façon de fonctionner et l’indépendance de l’inspection du travail, parce que, derrière, il y a en jeu la situation sanitaire de 18 millions de salariés », lance Pierre Mériaux.

La plainte déposée par les quatre syndicats auprès de l’OIT n’est que la suite logique d’une série d’obstacles mis en travers de la voie des inspecteurs, sans justification recevable selon la profession. Julien Boeldieu s’explique : « Le ministère se justifie au nom de la protection de la santé des agents, mais très peu de masques nous sont fournis et certains sont périmés depuis 2014. C’est très dissuasif, et beaucoup d’inspecteurs/trices renoncent à des contrôles par peur de se faire rappeler à l’ordre ou de s’exposer au virus. » Actuellement, la plupart des contrôles sont menés, de fait, à distance et par vidéo.

C’est le cas du contrôle mené par Anthony Smith auprès d’une association d’aide à domicile et qui a abouti à sa mise à pied par Muriel Pénicaud, qui lui reproche d’avoir « dépassé les consignes sanitaires du gouvernement ». Une décision qui ne passe pas dans les rangs syndicaux. « Notre collègue n’a fait que son métier en saisissant le juge après constatation d’un risque d’atteinte à la santé des salariés », explique le représentant FSU. Même son de cloche côté CGT : « Le rôle de l’inspection n’est pas de relayer les consignes du gouvernement, c’est de faire appliquer le Code du travail. »

Quelques semaines plus tôt, une inspectrice du travail du Nord (59) avait engagé une procédure en référé similaire contre une entreprise du même type et a obtenu gain de cause : le juge a imposé au patron de faire porter des masques à ses employés. Non sans une tentative de dissuasion de sa hiérarchie, qui est allée jusqu’à intervenir directement auprès du tribunal.

Pour Gérard Filoche, l’affaire est entendue : « Muriel Pénicaud a suspendu Anthony Smith pour éviter que tous les inspecteurs ne fassent la même chose. » Protection à peine dissimulée des patrons ou décision justifiée par le contexte exceptionnel, le débat est ouvert. La plainte déposée auprès de l’OIT par les syndicats a, elle, « une bonne chance d’aboutir », selon l’ancien inspecteur du travail. Reste que comme bon nombre d’organisations internationales, l’OIT émet des avis mais ne dispose pas de pouvoir de sanction.

Adam Belghiti Alaoui, journaliste de la rédaction

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