Pablo Servigne : « Nous, collapsologues, on n’y croyait pas trop… »

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L’une des figures de l’alerte d’un monde en explosion livre sa vision de l’épidémie sur France Inter.

Il n’était pas au micro, mais Louis-Valentin Lopez, journaliste l’a interviewé le 4 avril. Pablo Servigne, ingénieur agronome français, conférencier, auteur de best-sellers, entend démontrer « scientifiquement » qu’il est déjà trop tard pour lancer la transition écologique et qu’il faut réfléchir à l’« après ». La pandémie a pris de court cet essayiste qui pense sans surprise que le coronavirus agit comme une « radiographie de la vulnérabilité de notre monde » : « On a besoin d’optimistes et de pessimistes actifs. »

 France inter : Vous êtes l’un des pionniers de la collapsologie, une approche qui s’intéresse à l’effondrement possible de notre civilisation. Peut-on percevoir les premiers signes d’un « effondrement » à l’aune de l’épidémie ?

Pablo Servigne

Pablo Servigne : C’est effectivement la question que tout le monde se pose. Effectivement, la pandémie de coronavirus peut être un premier domino d’enchaînements plus graves, qui pourraient être considérés comme un « effondrement ». Philosophiquement, ma posture est de considérer qu’on est en train de vivre un effondrement, ça change tout ! L’effondrement, au singulier, est un récit très puissant. Mais scientifiquement, on ne peut pas le dire, ce sera aux historiens ou aux archéologues du futur de le déterminer. On ne peut jamais savoir, il y a une incertitude radicale. C’est une radiographie de la vulnérabilité de notre monde

Cette épidémie, les collapsologues l’envisageaient théoriquement, mais paradoxalement on n’y croyait pas trop. Ce choc est tellement rapide, brutal et global… En quelques semaines, le monde s’est arrêté ! C’est une expérience grandeur nature qui montre à quel point notre monde industriel est à la fois puissant et vulnérable : un colosse aux pieds d’argile.

Si l’effondrement devait se produire, de quelle nature serait-il ? Économique ? Écologique ? Climatique ? Tout à la fois ?

Il ne faut surtout pas prendre cette pandémie comme une question uniquement sanitaire. L’effondrement, s’il se produit, sera systémique : la crise actuelle touche la finance, l’économie, les écosystèmes, le politique, le géopolitique, l’alimentation… En général, quand il y a crise financière, elle peut entraîner une crise économique, qui débouche en crise politique et sociale, ce qui a des conséquences sur les écosystèmes et sur les systèmes alimentaires. Et qui dit famine et environnement dégradé, dit maladies, car on est affaibli en cas de famine, puis autres crises politiques et sociales graves, etc.

Durant la pandémie, beaucoup de gens se sont retrouvés au chômage. Des entreprises vont faire faillite. Quand l’économie est touchée si gravement, si aucune mesure gouvernementale radicale n’est prise, comme le revenu universel de base, il y a des crises sociales, des émeutes, des insurrections ou des votes fascistes, etc. Ça peut donc rapidement déboucher sur des crises politiques, par exemple des gouvernements autoritaires.

On vit une crise cardiaque du modèle industriel globalisé. Plus on attend, plus ça se nécrose, et on ne pourra plus repartir comme avant. Il faudra réinventer beaucoup de choses. De plus, ça peut donner lieu à des crises géopolitiques. On voit actuellement qu’il existe une compétition entre les pays pour des ressources. Il y a des renforcements identitaires. L’Europe, par exemple, risque d’exploser avec la crise. Le défi européen est très fort en ce moment, c’est le moment de revoir les fondamentaux européens, et de lâcher le dogme compétitif pour graver dans le marbre la coopération.

Si on peut parler de « grands gagnants » et de « grands perdants » d’un éventuel effondrement, qui seraient-ils ?

Tout dépend des domaines. Dans la finance, par exemple, il y a des petits malins qui ont parié sur le malheur des autres et qui vont s’en tirer. Certains traders ont parié sur la pandémie, et se sont fait beaucoup d’argent. Et d’autres ont beaucoup perdu. Dans l’économie, il y a toujours de gens qui vont s’en sortir. Par exemple ceux qui vendent les biens de première nécessité, comme de la nourriture, des médicaments… En tout cas mieux que ceux qui font du théâtre ou des livres !

Un autre gagnant, c’est le monde vivant. C’est une bonne leçon pour nous : ça montre qu’il y a une résilience très rapide de certains écosystèmes, et qu’il existe une réelle opportunité de redonner de la place à nos alliés non-humains.

Plus généralement, les grands perdants sont toujours les classes précaires, les pauvres, et je serais tenté d’y inclure les classes moyennes. Que la situation soit « normale » ou catastrophique, ils trinquent. Les petits pays du Sud aussi risquent de souffrir, il existe un internationalisme à redéployer. Et puis actuellement, en cette période de pandémie, les victimes, ce sont évidemment les personnes âgées.

Selon vous, la crise du coronavirus peut-elle aussi être considérée comme une « bonne nouvelle », dans le sens où elle va susciter des prises de conscience ?

Toute crise est une opportunité. Quelles sont-elles ici ? Il y en a plein ! C’est une énorme brèche. C’est l’occasion de proposer des mesures audacieuses, plus audacieuses encore que la reconstruction de l’après-guerre. Ici, les élites et les peuples sont sidérés. Plutôt que d’attendre que les capitalistes et les autoritaristes fassent passer des mesures antisociales et liberticides, nous pouvons profiter de cette brèche pour faire passer de mesures en faveur du bien commun et des services publics.

Le néolibéralisme a pris un sacré coup dans l’aile.

C’est une occasion en or de revenir sur des fondamentaux. Retrouver, par exemple, l’autonomie alimentaire en France. Ou aller vers un État providence puissant, qui prenne soin, tout en évitant la dérive vers un État régalien autoritaire et de surveillance généralisée.

Retrouver la lenteur, aussi. Le lien avec nos voisins. Le retour du vivant : on voit bien qu’il ne s’agit plus de protéger le vivant, mais le régénérer, lui redonner de la place. On a aussi une opportunité de revoir notre système de santé et la manière dont on prend soin de nos anciens. Tout est à revoir. Le système des Ehpad, c’est un processus industriel, c’est affreux. Il faut revenir à des systèmes conviviaux, dignes.

Revoir notre rapport aux migrants, également. Quand on voit le Portugal qui régularise les sans-papiers pour qu’ils aient accès aux soins, on se dit que tout est possible. Sans compter qu’on aura besoin de compétences et de main-d’œuvre dans les mois qui viennent, pour reconstruire un pays décent et digne.

En collapsologie, deux écueils sont à éviter : le premier, c’est de dire que « tout est foutu ». Le deuxième, dire que « tout ira bien ». On a besoin d’optimistes et de pessimistes actifs, qui se préparent aux multiples chocs à venir, et pas d’optimistes et de pessimistes passifs, dans le déni.

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