Le virage délicat de la digitalisation des réseaux

Séduire le client ou le candidat par écran interposé, un nouvel art à acquérir…
Séduire le client ou le candidat par écran interposé, un nouvel art à acquérir…

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Transition neuronale

Si de nouveaux réseaux ont intégré d’emblée la digitalisation dans leur développement, d’autres peinent à l’adopter à cause des nouveaux rôles et organisations qu’elle suppose. Passage en revue.

Croire que le virage de la digitalisation dans les réseaux est seulement une question de technologies est le piège, de l’avis de tous les spécialistes. Si l’adoption des nouveaux outils par les équipes du siège et les franchisés est possible dans le temps, la nouvelle manière de communiquer, de vendre, de recruter constitue bien souvent le véritable écueil. Le problème n’existe pas chez les nouveaux acteurs, lorsque le numérique est d’emblée présent dans le cœur de métier. Ainsi Net Acheteur, enseigne de chasseurs immobiliers connectés qui a pour but de simplifier les démarches des acheteurs grâce aux outils technologiques, ne rencontre pas de résistances au changement chez ses franchisés. Mais parfois les réseaux traditionnels, qui adoptent petit à petit les outils numériques pour plus d’efficacité et de communication, vivent une transition mouvementée, par étapes. « Bien souvent la digitalisation est perçue comme un sujet « tarte à la crème », surtout évoqué par les médias et les consultants, mais beaucoup trop large. Il faut choisir ses sujets, ses combats », observe Jérôme Fourest, Dg. de Comtesse du Barry qui a entamé sa mue de longue date. Peut-on déjà y discerner de bonnes pratiques et des pièges, spécifiques au monde de la franchise ?

Une meilleure connaissance du client

Tout d’abord pourquoi s’y risquer ? Bien-sûr pour l’image de modernité véhiculée. « Nous le constatons sur les lieux physiques. Au Carrousel du Louvre à Paris où nous avons ouvert une boutique, le visiteur touche une terrine, et les ingrédients s’affichent sur iPad. Les vitrines digitales nous permettent de gérer à distance les affichages sur écran, afin d’adapter le point de vente à l’endroit », illustre Jérôme Fourest. Des détails ? « Ne croyez pas cela. L’appétence pour la technologie est présente jusque sur notre secteur. Et en ligne, Amazon influence clairement les mentalités de nos clients, toujours plus exigeants. Ceux-ci ont l’habitude des applications faciles, avec leur numéro de CB rentré. Ils ne veulent plus patienter », précise le dirigeant, qui trouve aussi  une myriade d’avantages concrets dans la nouvelle relation au client qu’implique le digital. « Nous exerçons deux métiers : la vente retail des produits que nous fabriquons dans nos succursales ou franchises, ou encore la vente à distance, activité historique depuis 1936. La VPC par catalogue diminue et le e-commerce augmente – nous sommes arrivés en pionniers sur le web en 1995 -, mais il serait erroné de dire qu’il y a remplacement. Le type de clients et de besoins est très différent ». Jérôme Fourest peut l’affirmer parce qu’il connaît mieux l’acheteur désormais, étant passé des canaux TV/journal papier au web. « Le « trigger marketing », les programmes de CRM… Il existe de nombreux moyens pour capter les adresses email et autres données de clients, que nous étudions sous toutes les coutures et essayons de faire venir en magasin. Nous faisons moins de catalogue papier mais mieux, et travaillons toujours plus le parcours client – je suis d’ailleurs en train de recruter dans le  CRM », affirme cet adepte de la personnalisation. « Auparavant nous envoyions un message à partir de l’offre, comme une promotion sur un pâté d’exception, désormais nous partons des événements du client, de manière personnalisée, grâce aux data comportementales (ouvre-il les mails ? Va-t-il nous voir sur les réseaux sociaux et à propos de quel sujet ?) ou transactionnelles ».

Le « drive to store » sublimé

Au début les commerçants ont craint le pire avec le « showrooming », soit le fait pour les clients d’essayer les produits en magasin, puis de chasser les meilleurs prix sur les sites marchands. Mais ils ont appris à mettre les atouts du commerce en ligne au service de leurs points de vente physiques. Et cela fonctionne. Grâce aux dispositifs de web-to-store, internautes et mobinautes se transforment en chalands « old-school ». Chaque année la grande étude de la Banque Populaire et de la FFF souligne que plus de 9 franchiseurs sur 10 mettent en place au moins un dispositif sur leur site Internet pour inciter les consommateurs à se rendre dans les points de vente du réseau. La plupart utilisent la Toile comme outil en amont de leur visite, pour repérer le magasin sur une carte, vérifier ses horaires d’ouverture, affiner leurs choix, comparer les produits, consulter le catalogue d’une enseigne ou les réductions qu’elle propose. Mais ils continuent de se déplacer en boutique. C’est que cette dernière conserve de sérieux atouts pour éviter les frais de livraison, manipuler le produit convoité, ou encore profiter des conseils personnalisés d’un vendeur. Nombre de réseaux développent donc le « store-locator » pour renseigner l’internaute sur la localisation du point de vente recherché. Ils soignent donc leur référencement naturel sur la Toile et multiplient leur présence sur les services de géolocalisation, comme FourSquare. Le « click & collect », plébiscité par la majorité, permet au client de consulter l’état des stocks d’un magasin, d’acheter ses produits sur Internet, puis de les récupérer sur le point de vente. Les enseignes espèrent que leurs clients se laisseront tenter par d’autres produits une fois sur place. Enfin, le « geofencing » ou « localisation à faible échelle » consiste à proposer réductions, rabais et autres promos sur le web et le mobile. Des SMS et alertes personnalisées sont envoyés aux consommateurs qui ont téléchargé l’application, lorsqu’ils passent à proximité d’un des magasins, voire même parfois d’un rayon. En reliant le dispositif au CRM du marchand et à la disponibilité des produits, le « geofencing » peut être un outil très puissant pour améliorer la pertinence des « push » et liquider les stocks en temps réel. Il autorise un ciblage géographique et comportemental plus pointu, et permet de mesurer très précisément la performance des campagnes.

Tension sur les rôles franchiseur/franchisé

Mais l’horizon ne semble pas complètement dégagé. « La digitalisation de la franchise est avant tout une transformation de la relation client », remarque Julien Siouffi, directeur associé de Franchise Marketing Factory, qui réalise du conseil en webmarketing et stratégie. Celle-ci n’est plus aussi segmentée que par le passé, ce qui bouleverse toute l’organisation. Avant l’avènement du web, le franchiseur assurait la promotion au niveau national, le franchisé vendait au niveau local. La digitalisation a gommé les frontières, les points de contacts avec le client se sont multipliés. « Les franchiseurs sont désormais amenés à gérer les relations clients des franchisés et vice-versa. Le client croit qu’il a affaire au même ensemble, quel que soit le canal emprunté, ce qui n’est pas du tout le cas. Le franchisé gère le service après-vente de la marque parfois, et il se trouve englobé dans les opérations commerciales de la tête de réseau. Et le siège peut gérer des problématiques locales via un échange en ligne », décrit l’expert franchise & digital au collège des experts de la FFF. Forcément des crispations peuvent survenir, d’autant plus que le droit suit la pratique en la matière. « Nous sommes encore en période de recherche de cohérence. Prenez le prix. Avec le digital tout le monde voit les prix affichés, ce qui oblige à bricoler pour que le client qui compare les tarifs en magasin et en ligne ne se sente pas discriminé. Va-t-on en venir au prix unique ? Beaucoup de réseaux établis ont pris leur temps pour prendre des décisions », observe Julien Siouffi. Les tensions en interne ne sont pas en reste, des franchisés s’estimant victimes d’« e-encroachment » – soit l’empiètement sur leurs ventes par le e-commerce. « Un cas de figure qui survient facilement quand ils rencontrent des difficultés économiques », avertit Charlotte Boisson, responsable du développement chez Territoires & Marketing.

Intéresser au résultat en ligne, redéfinir les rôles

C’est en fait la place de chacun qui doit être redéfinie selon Julien Siouffi : « bien souvent le premier et le dernier contact avec le client se font en ligne, lorsque celui-ci se renseigne en amont et lorsqu’il porte une réclamation ou dépose une appréciation sur les réseaux sociaux. Et bien souvent encore, il est allé en magasin entre les deux. Ses coordonnées ont été enregistrées dans le point de vente, mais également en ligne. C’est toute l’expérience client et tous les points de contacts qui doivent être repensés pour que tout le monde y trouve son compte, dans le partage des données et de la valeur ». La complémentarité reste possible. La problématique de la vente en ligne n’est pas territoriale, mais économique : qui gagne quoi ? Le franchiseur doit s’organiser pour que le franchisé ait quelque chose à gagner de la vente en ligne. « Si les acheteurs peuvent venir chercher leur produit, ou s’enquérir de SAV dans le magasin, il ne faut surtout pas que celui-ci s’apparente à un point relais. Le franchisé doit absolument considérer qu’ils sont ses clients », rappelle Sylvain Bartolomeu, associé de Franchise Management. La répartition du CA se prévoit donc en amont, « selon l’enseigne, sa capacité à drainer du flux, sa stratégie multicanale qui crée du trafic dans les points de vente », suggère Rozenn Perrigot, fondatrice de la chaire Franchise & Commerce en réseau à l’IGR-IAE Rennes. La preuve doit être apportée que les développements online profitent aux boutiques physiques. « Prenons Big Fernand : ils n’avaient qu’un point de vente, mais étaient très connus grâce aux réseaux sociaux. Un site populaire et un community management intense font le succès des franchisés », rappelle Charlotte Boisson. « Il est vital pour nous de convaincre les franchisés, qui ne sont pas « digital natives », qu’Internet n’est pas l’ennemi. Nos dépenses de marketing digital – emailing, publicité sur les réseaux sociaux… – les servent. Nous avons d’ailleurs décidé de commissionner les franchisés sur la part des ventes réalisées en ligne, géolocalisées sur leur territoire contractuel. Après tout ce sont eux qui animent leur zone par leurs campagnes locales », illustre Jérôme Fourest. Ces transformations technologiques, mais aussi ce changement d’approche, sont plus lents que prévus. Mais ils vont s’accélérer sous l’impulsion de nouveaux réseaux qui ont d’emblée intégré la digitalisation dans leur modèle et pensé la continuité des canaux. « Ils me font d’ailleurs penser à Yves Rocher qui, après les grandes grèves de 76 de la Poste, a en précurseur développé des magasins en dur, en plus de sa vente par correspondance : l’enseigne a donc prévu avant les autres les problématiques de suivi des clients, ou de copropriété des fichiers clients. Ce qui a donné lieu à une jurisprudence », compare Julien Siouffi.

Julien Tarby

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