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En février, André inscrivait son nom à la liste des entreprises de textile en difficulté. Avant elle, nombre d’enseignes avaient réalisé la même démarche : Camaïeu, San Marina, Go Sport, Kookaï, Gap, Pimkie. Entre autres. Un an après ces fortes turbulences, retour sur les causes de cette hécatombe et sur l’évolution de ces marques.
Depuis quelques mois, dans les rayons du déstockeur Noz, les collections de textiles s’amoncellent. Entre les chaussures estampillées San Marina et les dernières collections de Camaïeu les clients ont l’embarras du choix. Il faut dire qu’avant cela, les commissaires-priseurs ont eu du boulot. Certains lots d’articles Camaïeu ont parfois dépassé les 100 000 euros aux enchères avant de rejoindre les rayons du discounter… Cela fait suite à une période noire pour le prêt-à-porter français. À l’hiver dernier, les cessions d’entreprises, liquidations, rachats et fermetures définitives se sont enchaînées.
Une incapacité d’adaptation
Ah la conjoncture économique. C’est en partie elle qui explique la plongée de certaines enseignes de mode. Le cofondateur de l’ObSoCo, Philippe Moati, soutient d’ailleurs que le repli de la demande n’est pas nouveau. Il aurait commencé en 2008, aux sombres heures de la crise des subprimes. Manifestations sociales successives, covid-19, inflation galopante… les arguments étaient réunispour enclencher un mouvement de baisse sur ce marché. Et depuis, le business entier du prêt-à-porter intermédiaire se désagrège peu à peu. Il perd des parts de marché au profit de la vente en ligne et se positionne sur un segment de plus en plus maigre. « Cela fait une quinzaine d’années que le marché du textile perd entre 3 et 7 % par an », insiste notre expert en marketing du commerce, Frank Rosenthal. Sans compter que la demande s’extrémise. D’un côté, le luxe connaît depuis quelques années un essor exceptionnel, à l’image de LVMH à +17,5 % entre janvier et août 2023. Le secteur continue de fasciner et plaît notamment aux jeunes générations.
De l’autre, les déstockeurs comme Noz, Action ou Stockomani. Lesquels récupèrent les clients dont la part de pouvoir d’achat consacrée à l’habillement a considérablement baissé au cours des dernières décennies. « Elle était de 10 % dans les années 1960, de 4 % en 2000 et aujourd’hui on est à 2,5 %, selon l’Insee », rappelle Philippe Moati. À noter aussi la tendance très forte à l’achat en ligne – de 20 % en moyenne sur l’ensemble du marché de l’habillement, contre 13 % en moyenne pour les autres marchés – on se retrouve vite dans une situation hostile pour les enseignes qui n’ont pas su s’adapter.
Bouées de sauvetage et restructuration
Et dans ce marasme économique, les enseignes intermédiaires qui disposent de peu de trésorerie ont un peu trop flirté avec la limite. À ce jeu dangereux, Camaïeu fut la première à faillir. En septembre 2022, l’entreprise annonce être placée en liquidation judiciaire, 2 600 emplois et 512 points de vente se retrouvent alors menacés. Après avoir fait les choux gras des médias pendant quelques semaines, la marque est finalement rachetée par Celio pour 1,8 million d’euros. Objectif ? « Faire renaître cette marque française iconique. » Cependant, le valeureux sauveur a aussi prévenu : rouvrir l’intégralité des magasins s’avère trop compliqué. Selon Frank Rosenthal, ce serait même emprunter une mauvaise direction : « Camaïeu, avec ses centaines de boutiques en France, aurait dû rationaliser son parc depuis des années. Aujourd’hui Zara surperforme sur le marché du textile avec six fois moins de magasins. La stratégie qui visait à ouvrir un maximum de points de vente dans les années 1990-2000 ne fonctionne plus », déplore-t-il.
TOUTES LES ENSEIGNES EN DIFFICULTÉ ONT UN POINT COMMUN : LEUR POSITIONNEMENT EST FLOU.
LEUR EXCÈS DE NON-ENGAGEMENT A ENTRAÎNÉ
L’INDIFFÉRENCE – FRANK ROSENTHAL, EXPERT EN
MARKETING DU COMMERCE.
Ailleurs, pour Go Sport, enseigne rachetée par le géant Intersport contre 35 millions d’euros, le sauvetage semble prendre, bien que neuf points de vente ne rouvriront pas leurs portes. Chez San Marina, sauvée in extremis par Chaussea, la marque voit ses 160 boutiques fermer, mais continuera d’exister via des corners prévus par son nouveau propriétaire. André, de son côté, a cédé 21 boutiques sur ses 49 à la société belge Optakare pour limiter la casse. Même destin pour Pimkie… Plusieurs raisons expliquent pourquoi ces entreprises ont tout de même réussi à se faire racheter. D’abord, leurs marques restent fortes et connues des Français. Et, après avoir essuyé de telles turbulences, cette stabilité retrouvée pourrait leur permettre de rebondir. Jacky Rihouet, le PDG d’Intersport, évoque d’ailleurs « un projet fantastique » pour son groupe et le rachat de Go Sport, bien qu’il rappelle aussi « un effort collectif intense pour remettre le vaisseau droit ».
Un futur incertain… mais pas totalement noir !
Au plus dur de la crise de l’habillement, les problèmes d’ordre conjoncturels ont très souvent été pointés du doigt par les enseignes ellesmêmes. Mais d’autres raisons les ont aussi poussées vers de tels ennuis. Si la stratégie d’élargir leur parc de points de vente était déjà une erreur, celle de vouloir plaire à tout le monde en était une plus grave encore. À ce sujet, Frank Rosenthal observe : « Toutes les enseignes en difficulté ont un point commun : leur positionnement est flou. Si vous plaisez aux personnes de soixante ans, vous allez avoir du mal à attirer aussi les plus jeunes. Leur erreur a été de ne pas faire de choix. L’excès de non-engagement entraîne l’indifférence ».
LA PART DE POUVOIR D’ACHAT
CONSACRÉE À L’HABILLEMENT ÉTAIT DE 10 % DANS LES ANNÉES 1960, DE 4 % EN 2000 ET AUJOURD’HUI ON EST À 2,5 % – PHILIPPE MOATI,
COFONDATEUR DE L’OBSOCO.
Alors pour renaître, ces marques devront revoir l’intégralité de leur stratégie. À l’instar de Kiabi – leader sur le marché des vendeurs de textile spécialistes en France – le positionnement doit demeurer fort et lisible. « Toutes les marques préférées des Français ont une position établie et un ciblage précis. Kiabi habille la famille, les
gens savent pourquoi ils s’y rendent. Le parc, la communication et la marchandise de la marque sont en cohérence avec cette idée », appuie notre expert. Alors, selon lui, ces entreprises en berne ont une chance de sortir la tête de l’eau en choisissant un segment singulier. « Si l’on veut réussir sur ce marché de l’habillement, il faut éviter de faire comme les autres » assène Frank Rosenthal avant de concéder : « tout cela est loin d’être simple, il y a beaucoup de pièges à éviter. » La crise est passée, certes, mais la route demeure encore longue ! Nuance tout de même, et, surtout optimisme : toujours selon Frank Rosenthal, le marché de l’habillement est ultra-atomisé avec des leaders à seulement 4 % de parts de marché. La place est donc à la différenciation, voire à la disruption ! Une seconde chance pour ces enseignes ? TANGUY PATOUX